Le Tribunal fédéral rend quasiment impossible l’expulsion de squatteurs par le juge civil

Dans un arrêt rendu le 31 octobre 2022 sous la référence 5D_78/2022 et 5D_79/2022, le Tribunal fédéral a déclaré irrecevable la requête de mesures superprovisionnelles et provisionnelles que des propriétaires fonciers avaient adressée au juge civil contre un « Collectif quartier libre » et tous les occupants sans droit de leurs parcelles au motif qu’elle était dirigée contre des personnes non identifiées et donc indéterminées. En conséquence, il a considéré que la décision de mesures provisionnelles que le juge de première instance avait rendue en ordonnant l’expulsion des squatteurs était affectée d’une nullité absolue.

Pour le Tribunal fédéral, une décision qui serait d’emblée inexécutable est frappée de nullité. Pour qu’un procès civil, puisse être valable, il doit opposer deux parties : le demandeur et le défendeur. Selon la Haute Cour, les parties doivent être clairement désignées dans les actes judiciaires. Pour pouvoir procéder en justice, les parties doivent notamment avoir la capacité d’être partie (art. 66 CPC), qui est une condition de recevabilité de la demande, ainsi que la qualité pour agir (légitimation active) pour l’une, et pour défendre (légitimation passive) pour l’autre, qui est une condition de fond de l’action.

Pour les juges fédéraux, une action en revendication en tant que telle ne peut être intentée que contre celui qui possède la chose au moment de l’ouverture d’action, soit une personne déterminée. Admettre le contraire conduirait à passer outre l’examen d’une condition tant de recevabilité que matérielle de l’action, le juge ne pouvant contrôler ni la capacité d’être partie ni la légitimation des personnes en cause. Ainsi, une décision qui serait rendue à l’encontre d’une partie défenderesse indéterminée est inexécutable et le but du procès civil n’est pas réalisable. Une telle décision est donc frappée de nullité absolue.

En l’espèce, le « Collectif quartier libre » contre laquelle la requête était notamment dirigée n’était pas une personne morale et n’avait donc pas la capacité d’être partie. Quant aux personnes physiques qui occupaient les immeubles, leur identité était inconnue. Et pour cause puisque ces dernières avaient refusé de décliner leur identité devant le juge. Rendue contre inconnus, la décision de première instance violait donc l’essence même du procès civil.

Cet arrêt constitue une sérieuse entrave pour les propriétaires fonciers dont le droit de propriété est atteint par des squatteurs dont l’identité lui est inconnue. Elle restreint considérablement l’application de l’art. 641 al. 2 CC, qui dispose que le propriétaire d’une chose peut la revendiquer contre quiconque la détient sans droit et repousser toute usurpation. Dans la pratique, le propriétaire ne connaît pas l’identité des squatteurs de son immeuble. Au regard cette jurisprudence, il ne lui sera plus possible, par voie de requête de mesures superprovisionnelles et provisionnelles, d’obtenir la protection de son droit par le juge civil. Cette jurisprudence consacre donc la démission du juge civil pour assurer, par voie de mesures provisionnelles et d’extrême urgence, la protection du droit de propriété troublé par des personnes qui refusent de communiquer leur identité.

Dans son arrêt, le Tribunal fédéral a fait référence à un arrêt récent (6B_1325/2021 du 27 septembre 2022) rendu en droit pénal. Dans cette affaire, il a jugé que, si la procédure pénale peut être ouverte contre inconnu, l’identification et la désignation du prévenu en tant qu’objet de la procédure pénale représente une condition sine qua non pour rendre une ordonnance pénale. Toutefois, lorsque les données personnelles du prévenu demeurent inconnues, rien n’exclut, pour pallier ces carences, de recourir à une « désignation générique accompagnée de données signalétiques », pourvu que l’on puisse être certain que la personne qui fait l’objet de la procédure est bien celle que désigne l’ordonnance pénale. Sous ces conditions, la désignation peut être qualifiée de suffisante, malgré l’absence de données nominatives complètes (nom et prénom). Le Tribunal fédéral s’est toutefois gardé de dire si cette solution, possible en procédure pénale, pouvait être transposée en procédure civile…

Au regard de l’arrêt 5D_78/2022 et 5D_79/2022, la seule possibilité qui est désormais offerte à un propriétaire dont la parcelle est occupée par des squatteurs dont l’identité ne lui est pas connue est de déposer immédiatement une plainte pénale pour violation de domicile et d’enjoindre le Ministère public, avec le concours de la police, de constater l’infraction, de la faire cesser et de relever l’identité de tous les squatteurs, à défaut de les prendre en photographie et de saisir les données signalétiques de chaque prévenu (art. 260 CPP). Le propriétaire devra espérer que le Ministère public procède rapidement à ces mesures de contrainte, sans quoi il ne pourra que s’en remettre à la bonne volonté des occupants de son immeuble pour récupérer la jouissance de son bien immobilier !